Une chronique de Thierry Lentz : Napoléon vu par Abel Gance, chef d’œuvre du patrimoine français et napoléonien

Auteur(s) : LENTZ Thierry
Partager

Nous avons tous vu, un jour ou l’autre, le Napoléon d’Abel Gance dans une des versions qui ont été réalisées depuis la sortie du film, en 1927. On a pu le voir en plein air (à l’Arche de la Défense, en 1983), en salle (comme au Palais des Congrès en 2000) et même à la télévision dans une version sonorisée. Aucune de ces versions ne ressemble à l’autre, tant Gance et ceux qui l’ont assisté tout au long de sa vie ont remanié, redécoupé et adapté ce chef d’œuvre du muet, sans parler des remontages sauvages opérés par les exploitants de salle (ils avaient le droit de le faire à l’époque) tout au long des années 1930. A la fin de ces charcutages et repentirs, une chatte n’y aurait pas retrouvé ses petits.

Une chronique de Thierry Lentz : <i>Napoléon vu par Abel Gance</i>, chef d’œuvre du patrimoine français et napoléonien
© Fondation Napoléon/Rebecca Young

Il y a une quinzaine d’années, la Cinémathèque française a décidé de remettre de l’ordre dans cet embrouillamini et d’établir la version la plus aboutie, sans doute celle que le réalisateur préférait, projetée au cinéma l’Apollo, en mai 1927 (et déjà complètement différente de la version de la première, à l’Opéra… un mois plus tôt). Elle a donc demandé au réalisateur et chercheur Georges Mourier de réfléchir à la façon dont pourrait être définitivement restauré ce Napoléon vu par Abel Gance, titre exact du film. Ce fut le point de départ d’une aventure dont les résultats seront présentés au public à partir du 4 juillet prochain, deux mois après une projection réussie et acclamée au festival de Cannes, dans une parenthèse consensuelle dont hélas notre « grande famille du cinéma français » ne semblait plus capable.

Cette restauration a réclamé quatorze années d’un travail de bénédictin, une recherche mondiale des rushes ou des morceaux de films, en France, aux Etats-Unis, en Serbie, en Italie, etc. Il a fallu ensuite remonter, étalonner, rendre les nuances de gris cohérentes et, pour cela, inventer – comme l’avait fait Gance pour son tournage – les techniques nécessaires, composer une nouvelle musique. Le résultat est à la hauteur des espoirs et… de l’investissement énorme qu’a réclamé l’opération, financée par la Cinémathèque, France Télévision, Netflix, le CNC, etc., sans oublier – et nous en sommes très fiers – la Fondation Napoléon. Costa Gavras (président de la Cinémathèque), Georges Mourier et leurs équipes ont ici été les égaux des restaurateurs de nos monuments ou des grands objets historiques. Et quant à nous, nous inscrivons volontiers notre participation à la ligne « Patrimoine napoléonien » de notre raison d’être.

Gance expliqua un jour qu’il avait créé ce film comme une symphonie ou, au moins, une œuvre musicale, ce qui, avec la restauration de Georges Mourier, saute désormais aux yeux et… aux oreilles. Car comme en 1927, le film muet prendra encore plus vie avec une formidable bande son due au compositeur et adaptateur Simon Cloquet-Lafollye. Sur le plan historique, il y aurait évidemment beaucoup à dire sur les raccourcis, les scènes inventées et les erreurs du scénario, c’est pourquoi d’ailleurs le réalisateur avait pris la précaution de le titrer Napoléon vu par Abel Gance. Mais c’était, si j’ose dire, pour la « bonne cause », le souffle épique, la compréhension de l’époque et la beauté des choses. Et comme il ne s’agit ni d’une œuvre « scientifique » ni d’une thèse de doctorat, on se laissera happer par la musique des images, l’ébouriffante originalité de la réalisation, la longueur même de cette version (7 heures).

La première séance publique aura lieu les 4 et 5 juillet prochains, à la Seine musicale, avec orchestre symphonique et chœurs. Les 5 000 places se sont vendues en quelques jours. Mais le public ne sera pas privé de ce film pour autant : chaque samedi et dimanche de juillet, il sera projeté à la Cinémathèque ; à l’automne, il sera présent dans les salles Pathé de toute la France ; il sera ensuite diffusé sur France Télévision et, enfin, sur Netflix. On ne pourra donc pas dire que l’œuvre de la Cinémathèque restera confinée aux happy few. De quoi sans doute faire oublier le mauvais Napoléon de Ridley Scott.

Napoléon vu par Abel Gance ? Vous n’y échapperez pas.

Thierry Lentz, directeur général de la Fondation Napoléon (juillet 2024)

Partager