Une chronique de Marin Menzin : Duroc, « l’Autre » de Napoléon

Auteur(s) : MENZIN Marin
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L’époque est à l’absence de surmoi et la difficulté de contenir les émotions instantanées. Quand règne l’égo individualiste, l’alter-égo est ignoré.

En son temps, Romain Gary avait réfléchi sur la recherche de l’Autre qui serait en nous et qui s’incarnerait par le récit de vies plurielles. Et longtemps caricaturé en mégalomane, Napoléon a su pourtant jouer avec les différents personnages de son destin.
Loin de l’image convenue de l’enfant prodige parti de rien pour enfin tout conquérir, il fut d’abord ce jeune partisan d’une nation corse, tout à son dévouement paoliste. Puis, la Révolution vint le happer avant de se soumettre à lui. Le voici héros de la République, nouvel Alexandre en Égypte avant d’endosser successivement les rôles tantôt de César en Brumaire, de Cromwell, de Charlemagne ou de Louis XIV jusqu’à celui de Thémistocle dans l’exil.
Si Talma veillait à la répétition du rôle d’Empereur, Napoléon sut partager les répliques de la pièce qu’il présentait. Talleyrand ou Fouché en incarnèrent les rôles les plus mythiques, mais on oublie souvent ceux sans qui le rideau serait peut-être tombé plus vite, plus tôt. Berthier bien sûr, Cambacérès évidemment, mais aussi Caulaincourt, Daru, Maret, Roederer… et l’illustre oublié, Duroc.

Une chronique de Marin Menzin : Duroc, « l’Autre » de Napoléon

Mort tragiquement en mai 1813, Duroc endossait de longue date le rôle de confident privilégié, quasi intime, d’homme de main de Napoléon, en plus des lourdes et influentes fonctions de Grand Maréchal du Palais. Il était surnommé « l’ombre de l’Empereur » et, à bien des égards, il l’était en effet, autant qu’il fut si souvent ses yeux, ses oreilles et sa voix.

Fût-il donc cet « Autre » impossible de Napoléon ? Il convient d’en douter tant les deux hommes affichent des caractères à ce point éloignés. Pourtant, regrettant sans cesse son « ami » après ce terrible 23 mai 1813, Napoléon envisagea de prendre le nom du défunt fidèle en 1815 après l’abdication. C’est ainsi qu’il voyagea de façon discrète jusqu’à Rochefort où, songeant un moment à tenter l’Amérique, il choisit de finir sa destinée sous le nom de Duroc.
Mais ce fut Sainte-Hélène. Devant les vexations du gouverneur anglais Lowe niant l’appellation impériale qui lui revenait, l’Empereur déchu retrouva sa vivacité et Duroc redevint le nom de l’illustre défunt. C’est Las Cases dans le Mémorial qui évoque cette surprenante quête d’une identité nouvelle, confirmée par le docteur O’Meara dans son Journal au fil de ses conversations avec l’exilé.

Que signifiait donc ce choix inattendu chez Napoléon ? Quoi ! Un homme de son espère pourrait abandonner un nom, le sien, qui s’était identifié à tant de gloires, qui avait tant résonné à travers l’Europe ? Peut-être en ce mois de juillet 1815, l’homme, dans sa chute et en dépit des derniers feux de la gloire, avait-il besoin de se rassurer et de s’éblouir des souvenirs où Duroc, d’abord compagnon d’infortune, incarnait derrière lui la grandeur et la solidité du règne.

Duroc avait rencontré Bonaparte à Toulon en 1793, avant de le retrouver en 1795 par l’entremise de Marmont, alors que se préparait la campagne d’Italie. Il se lia définitivement à Bonaparte en Égypte puis au moment de Brumaire. Principal aide de camp, secrétaire au pied levé, diplomate improvisé, Duroc fut un homme de l’action feutrée, fidèle d’entre les fidèles. Réservé, secret, froid, imperméable à toute expression de sentiment inutile, formé aux dernières heures des gentilshommes de l’Ancien Régime et issu même de la petite noblesse de l’ancien monde, il était l’exact contraire de son prince, sinon liés tout deux par leur formation d’artilleur. Mais c’est sans doute pour toutes ces raisons que Bonaparte le choisit. « J’aime Duroc […] Je crois que cet homme n’a jamais pleuré. » confia-t-il un jour à Roederer.

Et Duroc connaissait son maître, le tutoyant dans les secrets des cabinets des Tuileries, palliant toute absence au confort et à l’efficacité du souverain. Surtout, maîtrisant ses excès de caractère, ses accès d’humeur et les vexations cassantes qu’il aimait parfois à distribuer. Laissant passer les impériales colères, Duroc réparait les estimes blessées, conciliant toujours son soutien aux victimes qu’il savait précieuses au régime, convainquant aussi l’Empereur de ne pas se laisser aller à trop de zèle. Se faisant, il protégeait non seulement l’image de l’Empereur mais aussi celle de l’Empire, contenant le trop-plein d’autoritarisme. Une sorte de masque social du souverain, agissant discrètement et toujours avec l’implicite bénédiction de Napoléon lui-même.

À la mort de Duroc, Napoléon a pleuré et a ressenti douloureusement le coup. « C’est la plus grande perte que je pouvais faire à l’armée » écrit-il à Marie-Louise. Par décret de l’Empereur, Duroc repose aux Invalides. Depuis 1847 et l’ordonnance de Louis-Philippe, son tombeau fait face à celui de son successeur, le général Bertrand, Grand-Maréchal dans l’exil. Impossible de s’approcher du tombeau de Napoléon sans passer devant celui de Duroc. Le résumé mémoriel est limpide : par-delà la mort, il veille encore ; tout un symbole.

Marin Menzin est actuellement doctorant en histoire moderne à l’Université de Lorraine sur Le Grand-Maréchal du Palais, Duroc (1772-1813), sous la direction de Laurent Jalabert. Lauréat des bourses de la Fondation Napoléon en 2021, Marin Menzin est également secrétaire général de l’association Les Vosges napoléoniennes, et conseiller municipal à Grand dans les Vosges (juillet 2024).

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