Une chronique de Baptiste Dumas-Piro : « Un homme sandwich n’est pas une colonne Rambuteau ! L’antonomase pour postérité »

Auteur(s) : DUMAS-PIRO Baptiste
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Un bourgeois parisien, vu de dos, parapluie sous le bras, déboutonne sa braguette pour satisfaire un besoin naturel. Lui faisant face, un individu installé dans une guérite publicitaire s’en indigne et s’écrie : « Mais non, que je vous dis, non!… Je ne suis pas une colonne Rambuteau ! » [fig. 1] La vue du Parisien, émoussée par l’âge, lui a fait croire à un urinoir public. Mais pourquoi, dans un mouvement de colère et de panique, invoquer le patronyme d’un ancien préfet de la Seine mort depuis une quinzaine d’années ?

Une chronique de Baptiste Dumas-Piro : « Un homme sandwich n’est pas une colonne Rambuteau ! L’antonomase pour postérité »
Baptiste Dumas-Piro © D R

Le dessinateur Draner [1], dans cette lithographie parue dans un numéro du Charivari en 1884, ravive le souvenir de Philibert Barthelot, comte de Rambuteau. Ce dernier a exercé des responsabilités dès l’Empire : chambellan de Napoléon, il devint ensuite préfet de différents départements. Ayant fait l’expérience de la députation à partir de 1827 et après avoir soutenu l’avènement au trône du duc d’Orléans, sa nomination à la tête de la préfecture de la Seine a été la consécration de sa longue carrière. Arrivé en 1833, il ne quitta ses fonctions qu’avec la chute du régime en 1848. Durant sa longue administration, Rambuteau poursuivit avec ses collaborateurs une politique édilitaire et artistique ambitieuse, touchant aussi bien au monumental qu’à l’anecdotique. L’aménagement des rues parisiennes et l’installation d’un mobilier urbain adéquat y figuraient en bonne place. Il en ressort qu’avec son confrère le préfet de police, il avait vocation à se prononcer sur l’installation des urinoirs publics dans la capitale.

Tantôt surnommés « édicules » ou « colonnes Rambuteau », les urinoirs publics baptisés ainsi par « la malice populaire » relèvent de l’antonomase, figure de style consistant à user d’un nom propre comme d’un nom commun. La langue française en recèle de nombreux, en témoignent la silhouette, le godillot, le calepin et le sandwich. Ce dernier, tiré de la fameuse anecdote du comte Sandwich rivé à sa table de jeu, a également donné « l’homme sandwich » auquel s’apparente « l’homme-kiosque » qui vitupère contre le passant sur le point de le souiller.

La confusion du vieux Parisien s’explique par la forme concave du kiosque qui évoque aussi bien une colonne Morris qu’un urinoir. La ressemblance tient par ailleurs à leur vocation à accueillir des affiches assurant la promotion de différents produits. On retiendra ici les réclames pour l’amer Picon, le cosmétique L’Eau des Fées de Sarah Félix, ainsi que Le Guide de l’adultère : Paris vicieux, clin d’œil amical à son auteur Pierre Véron, directeur du Charivari.

L’apparition de l’expression « colonne Rambuteau » s’explique par le nombre conséquent d’urinoirs installés pendant l’administration de Rambuteau. La presse se saisit rapidement de ce mobilier urbain facile à mettre en scène au sein d’une profusion d’articles humoristiques et moqueurs. Des journalistes s’employèrent à en faire le symbole des réalisations de Rambuteau dans la capitale. Ainsi, en 1877, à l’occasion de la disparition des modèles d’urinoirs datant de la monarchie de Juillet, les commentaires ironiques fusèrent : « Sic transit gloria mundi ! Les colonnes Rambuteau s’en vont. Qu’en restera-t-il donc de la renommée de ce préfet […] ? »[2] Un journaliste, songeant à un avenir lointain où Paris ne serait plus que ruines et où « nos descendans [sic], fouillant les décombres de cet autre Herculanum », redécouvriront ces édicules, imagine que « […] les savans [sic] d’alors écriront de gros livres pour deviner ce qu’un chien comprendra tout de suite rien qu’en le flairant »[3]. L’emploi de cette expression est encore attesté au début du XXe siècle, y compris en littérature. Marcel Proust la place dans la bouche d’un de ses personnages qui, en l’employant, froisse le petit-fils de l’ancien préfet. Le terme « pissotière » y désigne en effet « ce que M. de Rambuteau avait été si fâché d’entendre le duc de Guermantes appeler un édicule Rambuteau »[4].

Le XXe siècle sonna le glas de l’expression qui tomba en désuétude. Rambuteau ne sut, dans le domaine de l’antonomase, supplanter son successeur Eugène Poubelle. Le souvenir du préfet de Louis-Philippe n’a pas davantage réussi à se substituer à celui de l’empereur romain, le terme « vespasienne »[5] étant toujours employé. Cependant, faire un retour sur cette expression familière rappelle qu’elle a longtemps occultée la politique édilitaire de Rambuteau, la réduisant à l’anecdotique. Arbre cachant la forêt, elle est surtout l’urinoir qui dissimule la ville.

DRANER, Les hommes-kiosques, lithographie (publiée dans Le Charivari, 30 mai 1884). © gallica.bnf.fr / BnF

[1]Jules Renard se fit connaître dans le domaine du dessin de presse sous le pseudonyme Draner. Il a fourni de nombreuses illustrations pour Le Charivari à partir des années 1860.

[2][Anonyme], « Chronique du jour », Le Charivari, 29 juin 1877, p. 2.

[3][Anonyme], « Utile dulci », La Silhouette, n° 37, 23 septembre 1849, p. 11.

[4]PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, t. V, La Prisonnière (vol. 1), Paris, Gallimard, 1949 [19231], p. 236.

[5]Vespasien, empereur romain ayant régné au Ier siècle. Une idée reçue veut qu’il soit à l’origine de la création d’établissements d’urinoirs publics.

Baptiste Dumas-Piro, doctorant contractuel en Histoire de l’art à Sorbonne Université (mai 2024)

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