Une chronique d’Yves Bruley : « Un peintre face à l’histoire : le bicentenaire de Jean-Léon Gérôme »

Auteur(s) : BRULEY Yves
Partager

Il peut sembler intempestif et presque provocateur d’évoquer Jean-Léon Gérôme, né à Vesoul le 11 mai 1824, alors que tout le monde fête en ce moment les 150 ans de l’impressionnisme – le 15 avril 1874, s’ouvrait chez Nadar la première exposition du mouvement. Nulle provocation, cependant : ce n’est pas faire un choix esthétique que de s’intéresser à l’un des grands artistes du XIXe siècle, au peintre académique et orientaliste qui sut si bien donner à l’histoire des représentations intelligentes et inoubliables.

Une chronique d’Yves Bruley : « Un peintre face à l’histoire : le bicentenaire de Jean-Léon Gérôme »
© D R

Quoique ses gladiateurs de Pollice verso (1872) puissent paraître de nos jours un peu trop « péplum », ils ont pris place dans la culture générale – et pas seulement de ceux qui aiment les péplums. Gérôme a parfois été bien inspiré par l’histoire sainte : son Golgotha (1867) étonne, au sens classique du mot. Mais quand il aborde la monarchie absolue, Gérôme excelle. La réception du Grand Condé par Louis XIV à Versailles (1878) est une scène historique lumineuse ; mais avec L’Éminence grise (1873), on effleure le génie, car l’image, dans le silence qu’elle suggère, dit tellement de choses, non seulement sur l’époque de Richelieu et du Père Joseph, mais sur tous les pouvoirs qui ont connu des hommes de l’ombre et des courtisans – autant dire que l’œuvre est intemporelle.

Les historiens des deux empires connaissent bien Jean-Léon Gérôme : ses œuvres « napoléoniennes » ne sont pas légion, mais toutes sont marquantes. Il suffit de penser à Bonaparte devant le Sphinx, commencé en 1867 lors d’un fructueux séjour en Orient. Le peintre donne à la campagne d’Égypte sa plus saisissante illustration, au moment où s’achève le canal de Suez avec l’appui de Napoléon III. Comment oublier l’Exécution du maréchal Ney (1868), dont la construction rappelle mutatis mutandis celle de la Mort de César (1859). Et que dire de l’admirable Chapeau de Napoléon (1900, Fondation Dosne-Thiers – Institut de France). La forme du couvre-chef emblématique, posé sur des feuilles de laurier, apparait à contrejour sur un ciel crépusculaire dans lequel les ombres de la Grande Armée se mêlent aux nuages tumultueux. Bien que peinte dans un style inhabituel chez lui, cette éloquente conclusion du XIXe siècle manifeste à nouveau le grand mérite de l’artiste :  Gérôme savait si bien contempler son siècle qu’il nous en a renvoyé quelques images mémorables, frappantes, symboliques.

Il en fut de même pour le Second Empire, avec l’Audience des ambassadeurs siamois par Napoléon III dans la salle de Bal au château de Fontainebleau, le 27 juin 1861 (1864, huile sur toile, 128 x 260, Musée du Château de Versailles).

Il y avait grande effervescence au château de Fontainebleau, en cet après-midi du 27 juin 1861. Toute la cour impériale recevait, pour la première fois, les ambassadeurs du roi Mongkut (1804-1868). Le protocole fut celui de la cour de Siam, où les sujets évoluent à plat ventre jusqu’au trône. Jamais rassasié de pittoresque oriental, Gérôme représente le moment où le premier ambassadeur remet à Napoléon III une coupe d’or contenant la lettre officielle du roi de Siam, gravée sur une feuille d’or pliée.

En montrant les ambassadeurs dans une position de soumission, le tableau donne une idée assez fausse de relations franco-siamoises établies alors dans un esprit diplomatique et nullement colonial. Mais Gérôme a su renvoyer une image valorisante du règne : fastueux, festif, splendide, spectaculaire, mais aussi puissant, capable d’une « grande politique » mondiale. La toile s’imposera comme l’une illustrations les plus représentatives de Napoléon III, au point qu’en 1995, pour la couverture de l’indispensable Dictionnaire du Second Empire dirigé par le professeur Jean Tulard, l’éditeur choisira les célèbres ambassadeurs siamois du peintre Jean-Léon Gérôme, qui sortait alors à peine de l’oubli.

Yves Bruley, Correspondant de l’Institut, Académie des sciences morales et politiques (mai 2024)

Pour aller plus loin

• Yves Bruley, « L’invention d’une diplomatie moderne ? Le Second Empire et le Siam »

Le dossier sur J.-L. Gérôme sur le site de France Mémoire, la mission des commémorations nationales

Partager