La cession de la Louisiane française aux États-Unis, consentie et achevée, à la surprise générale, par Bonaparte en 1803, a souvent été jugée d'une manière négative ; or cette perception de la question correspond, partiellement au moins, à une idée reçue, une de plus sur l'oeuvre du Premier consul… En effet, il est un peu rapide de dire que la vente de la Louisiane est le résultat d'un échec, d'une simple volonté d'abandon. Sur la question de Louisiane, comme sur celle de Saint-Domingue, Bonaparte a certes dû nourrir quelques illusions, mais face à l'acharnement britannique, son pragmatisme reprit rapidement le dessus : il avait tenté de reconstituer l'empire colonial de la vieille monarchie française (et le rétablissement de l'esclavage s'inscrit dans cette perspective, ce que saluera un vibrant Chateaubriand, provisoirement rallié au Premier consul ; ajoutons que la loi sur l'esclavage précise non son » rétablissement » mais son » maintien « , un maintien que Toussaint Louverture avait déjà réalisé, en un sens, et sous certaines conditions, par pragmatisme). Bonaparte avait même sans doute vu plus grand que ses prédécesseurs. Mais le rêve ne céda probablement jamais chez lui au réalisme politique.
Si l'action devait mener à un grave échec à Saint-Domingue, la cession de la Louisiane était dans l'ordre des choses : elle correspondait à la situation de » monnaie d'échange » de la vieille colonie française. De plus, la politique coloniale de Bonaparte, dès son accession au pouvoir, se trouvait contrariée par d'importantes complications maritimes avec l'Angleterre, et par voie de conséquence, avec la nouvelle puissance américaine, officiellement » neutre » et souvent condamnée au rôle de victime consentante – par souci de profits importants – des heurts entre les deux grands et pugnaces belligérants. La cession de la Louisiane était un coup de joueur d'échecs, à court et à long terme… Bien plus qu'une » bonne affaire « , selon le mot, pour une fois un peu court, de Talleyrand.
Les enjeux des relations franco-américaines entre 1794 et 1802
Depuis le mois de mai 1801, le président de la République des États-Unis d'Amérique, Thomas Jefferson (qui avait représenté son pays à Paris pendant les premières années de la Révolution française, et qui avait pourtant signé, au début du mois d'octobre de l'année précédente, un traité d'entente avec la France), avait officiellement des raisons d'être terriblement inquiet relativement aux intentions françaises quant à l'Amérique.
Conclu au château de Mortefontaine (1), le traité franco-américain, qui aurait dû l'apaiser, réglait officiellement les différends d'ordre naval entre les deux pays.
Mais, comme l'a remarqué avec justesse Ulane Bonnel, l'indépendance des États-Unis d'Amérique n'avait pas suscité un enthousiasme unanime dans l'ensemble de l'Europe : ce nouvel acteur qui entendait bien jouer un rôle important dans le commerce international embarrassait un certain nombre de puissances du Vieux Monde. Et en particulier à cause de la vitalité croissante des marchands et des armateurs américains. Les navigateurs d'outre-Atlantique fréquentaient depuis longtemps déjà les ports du littoral européen : façade atlantique, Baltique et Méditerranée.
Pour ce qui concernait leur allié français, ces problèmes étaient survenus particulièrement à partir de 1794 : époque où, poussés par les Anglais (2) et agacés par les actions de certains de nos corsaires, les Américains avaient été très près de nous déclarer la guerre (on parlait même, à l'époque, à partir de la fin de 1796, d'une » guerre non déclarée « , donc d'une guerre froide : celle-ci fut marquée par un gel des relations diplomatiques, par la saisie de plus de 300 navires marchands par la marine française en un an (et les prises effectuées, selon les rigoureuses recherches de Ulane Bonnel (3), furent, au moins, entre 1797 et 1815, de la part des Français, de 1 385 vaisseaux américains). Elle donna même lieu, entre 1797 et 1800, à quelques chaudes confrontations entre nos vaisseaux de guerre respectifs (en particulier, le 18 juin 1799, entre le brick américain Robertson, venant de Norfolk et armé de douze canons – et qui était en outre porteur d'une lettre de marque l'autorisant à attaquer les navires français armés – et l'un de nos corsaires qui le captura près du cap Saint-Vincent. Le navire américain fit face pendant deux heures à la canonnade, puis fut conduit à Cadix : là, le navire et sa cargaison (sucre, tabac, cacao, cigares…) furent vendus aux enchères, en deux temps, par le consul de France à Malaga, M. Chompré, et laissé sans consigne aucune de la part des autorités françaises ; Chompré n'eut rien à répondre aux reproches des autorités espagnoles. Mais ces dernières réclamèrent en vain le bénéfice de la prise et furent placées devant le fait accompli.
Carnot, l'homme-clé du Directoire exécutif, s'était montré fort déterminé à lancer le pays dans la guerre. Cette extrémité n'avait été évitée que grâce à l'action conjuguée de l'un des Directeurs, Rewbell, et de l'ambassadeur des États-Unis d'alors, James Monroe, fortement populaire dans l'uuest et dans les États du sud des États-Unis…
De fait, ce n'est que par l'accession au pouvoir de Bonaparte que furent – pour un temps – réglés ces problèmes de commerce maritime et de guerre de course. Moyens de pression, armes de guerre franco-anglaises, ils le restèrent, plus ou moins vivement, jusqu'en 1815. C'est de ces difficultés que devait sortir la guerre de 1812 entre les États-Unis et l'Angleterre. Celle-ci, en termes de prises et d'abus (enrôlements forcés d'Américains, violation répétée de la souveraineté américaine…) avait été beaucoup plus féroce que la France.
L'enjeu était cependant le même : contrôler le commerce maritime atlantique et spécialement s'assurer la domination sur le commerce des nations neutres, donc sur celui des États-Unis davantage encore que sur celui du bloc Danemark-Norvège, par exemple.
Mais les rapports entre les deux jeunes républiques, nées l'une et l'autre de révolutions violentes mais non pas, sans doute, également sanglantes (la décapitation du roi Louis XVI avait consterné l'Amérique) étaient restés tendus.
Le président Jefferson jugeait, à présent, la situation comme devenue inextricable entre les deux États. Dans une lettre particulière d'instructions confidentielles, à la mi-avril 1802, avec le plein accord de son secrétaire d'État Madison (qui lui succédera à la présidence en 1809), il résumait donc brutalement la situation de la République américaine à son nouvel ambassadeur en France, M. Robert R. Livingston (4) qui, par son expérience, lui semblait l'homme idéal pour remplir une mission qu'il savait périlleuse puisque l'avenir même des États-Unis pouvait en dépendre sous peu de temps :
» Le jour où la France reprendra possession de la Louisiane, nous serons obligés de tomber dans les bras (littéralement : « de nous marier avec la nation et la flotte anglaises ») de l'Angleterre et de sa flotte « .
Situation de la Louisiane avant la restitution de 1800 : un empire manqué…
La Louisiane française qui, originellement, couvrait, d'une façon partielle ou complète, l'étendue de vingt et un des États actuels des USA (5) et ne se limitait donc pas à la région de la Nouvelle-Orléans, avait, en effet, été restituée à la France par l'Espagne l'année précédente (au moment même où, officiellement, étaient réglés les contentieux de la France avec les États-Unis), par le traité secret de San Ildefonso (1er octobre 1800, 9 vendémiaire an IX).
Cette restitution concernait la rive droite du Mississippi et la France consulaire de Bonaparte, selon les termes mêmes de l'accord conclu, pouvait différer son retour selon sa convenance. Elle avait ainsi le choix de la date et des moyens de ses retrouvailles avec la Louisiane : et naturellement, il fallait d'abord mettre un terme avantageux à la guerre qui opposait la République française et l'Angleterre.
En échange, les Espagnols obtenaient des garanties et des bénéfices d'agrandissements sur le duché de Parme pour le gendre du roi d'Espagne.
Les diplomates américains et leur jeune nation venaient d'être mis au courant de l'existence du traité (le secret avait été bien mal gardé), mais sans en connaître toutes les dispositions ; les Américains avaient donc des motifs de sérieuse inquiétude (et le rapprochement de dates entre le traité de Mortefontaine et celui de San Ildefonso leur faisait suspecter une arrière-pensée française dont la nature, par ailleurs, leur restait insaisissable), d'autant que certains bruits faisaient état d'une possible restitution à la France de la Floride. Ils voulaient donc en savoir plus long et les Anglais, au courant aussi, de même.
De fait, par ce traité franco-espagnol, en un sens, était lavée l'humiliation de la guerre de Sept-Ans et du douloureux traité de Paris auquel Choiseul avait dû consentir en février 1763. Or, si le rêve de la Nouvelle-France canadienne avait alors été brisé par la défaite de nos armes sous les murs de Québec puis par la reddition de Montréal, il ne pouvait pas en être dit autant de la destinée de la Louisiane française, restée invaincue.
Choiseul avait donc pris une précaution cependant, afin de contrarier, autant que possible dans notre position affaiblie d'alors, les intérêts anglais : en 1762, le traité de Fontainebleau assurait à l'Espagne la jouissance de la rive droite du Mississippi et de la Nouvelle-Orléans ; elle en profita pleinement dès 1766. Mais les Louisianais ne s'estimaient pas concernés par ces tractations ; leur credo était le suivant : » Ne dépendant plus du Roi de France, nous ne dépendons que de nous-mêmes « . Ainsi, lorsque le souverain espagnol, Charles III, avait voulu appliquer les lois de son royaume sur sa nouvelle possession, et en particulier les obligations de taxes et de diverses formes de fiscalité, il s'était heurté à l'hostilité des Louisianais qui, malgré leurs propos un peu vifs et amers, restaient attachés à la couronne de France et cultivaient de fait un véritable » irrédentisme » français, centré essentiellement sur la langue et les coutumes. Le contrôle de l'Espagne s'était donc naturellement durci…
La réaction des Louisianais va, au fil des mesures prises, en s'aigrissant de même. La plus grave crise éclatera à l'automne de 1768. Cette année-là, une rébellion des Français restés dans l'ancienne colonie éclata : elle fut froidement réprimée par la couronne de Madrid, quelques mois plus tard, dans le moment même de la naissance de Bonaparte : à cette occasion, la cour de Versailles n'avait pas bougé ; Choiseul, malgré l'appel pressant de ses anciens compatriotes, n'entendait pas reprendre possession des territoires immenses qu'il ne pouvait ni défendre ni développer par une politique de peuplement.
Quand Jean Noyan et les autres chefs du soulèvement furent passés par les armes, ils devinrent, pour la communauté louisianaise, des martyrs (6).
Du reste, la révolte avait été une leçon comprise, de sorte que le pouvoir espagnol sur la Louisiane avait pris par la suite une nature et une forme beaucoup plus conciliantes ; mais les membres de la colonie française avaient conservé leur caractère particulier.
La situation se fixa ainsi et s'apaisa pendant plus de trente ans.
Idées américaines et coloniales de Bonaparte
En 1800, Bonaparte, nouveau maître de la France, a mis un terme à dix ans de bouleversements révolutionnaires intérieurs et internationaux ; il a renoncé aussi, au moins pour un temps pense-t-il, à l'Égypte et à l'Orient.
Il était grand lecteur de l'abbé Raynal (les écrits de jeunesse de Bonaparte publiés par Frédéric Masson ou, de façon plus récente, par Jean Tulard prouvent cela sur abondamment), auteur, en 1770, d'une Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, où, comme Voltaire, l'abbé approuve le renoncement français au Canada.
Son autre thèse, que Bonaparte ne devait pas oublier, soutenait que la France avait eu tort de céder la Louisiane à l'Espagne : cette conception, politique chez Raynal, trouvera encore, dans l'opinion de 1800, un écho correspondant à une critique généralisée du règne de Louis XV.
Bonaparte ne se limite pas à cette vue idéologique et critique : il désire ardemment que la France soit en mesure de retrouver sur mer l'influence qu'elle a perdue. Et c'était en Amérique, dans les régions du Sud (et l'influence de Joséphine n'y est pas étrangère), que le Premier consul qui venait d'asseoir notre puissance en Europe (en offrant à la France la prédominance en Belgique, ce traditionnel » pistolet braqué sur l'Angleterre » mais aussi dans les provinces Rhénanes, en Hollande, en Suisse, en Italie et en Espagne) espérait en trouver le moyen, en renouant en somme avec la politique coloniale et maritime de la monarchie.
Dès le début de son action de gouvernement, il souhaita avoir les mains libres en matière coloniale ; aussi, l'article 91 de la Constitution de l'an VIII précisera que les colonies seront organisées par des lois spéciales et à venir ; les représentants des colonies sont également exclus des assemblées de la Nation (ce qui n'empêchera pas l'existence de lobbies coloniaux).
Mais surtout, il s'entoure d'un grand nombre d'anciens administrateurs de la monarchie ; ses conceptions obéissent à la fois à des principes des milieux » mercantilistes » et à une certaine vision messianique de l'héritage (déjà !) révolutionnaire .
Il arrête donc ses vues coloniales, principalement sur la possession de la Louisiane et de Saint-Domingue, île agitée mais qui avait été la plus florissante de nos colonies : elle exportait, en effet, pour 168 millions de produits et fournissait une activité constante à 20 000 de nos marins…
Il fallait renoncer au Canada, à ses » arpents de neige « , et jouer sa carte, en revanche, dans des régions chaudes et riches. Sans doute aurait-il fallu aussi s'assurer de quelque solide base arrière dans la région des Grands Lacs… Les moyens nous manquaient encore.
Mais, d'autre part, de tels projets sont difficiles à
mener ; le Premier consul ne l'ignore pas. Sa politique qui s'inscrit dans une volonté de revanche éclatante sur l'Angleterre, sa marine et son commerce, devra louvoyer entre divers écueils : l'Espagne et les États-Unis d'Amérique. San Ildefonso réglait apparemment les difficultés avec l'Espagne.
Le roi Charles IV savait qu'il n'avait plus les moyens de conserver la Louisiane. Son influence y était grignotée méthodiquement, depuis 1795, par les États-Unis qui, à cette date, avaient pu obtenir un entrepôt commercial à la Nouvelle-Orléans : cela leur donnait, enfin, » un débouché primordial du Mississippi vers l'extérieur » (7).
L’île-clé de Saint-Domingue s’agite : une maladresse générale ; l’action complexe de Toussaint Louverture
La situation de Saint-Domingue ne pouvait être séparée de celle de la Louisiane, qu'elle conditionnait au fond.
La partie occidentale de Saint-Domingue était française depuis 1697 ; et l'Espagne n'avait cédé à la France la partie orientale de ses possessions qu'au Traité de Bâle, en 1795 (8) (la province espagnole du Nord, soulevée par François Biassou et d'autres chefs noirs, avec le reste de l'île, en 1791, ne sera occupée par Toussaint Louverture (9) qu'en janvier 1801).
À l'arrivée au pouvoir consulaire de Bonaparte, la situation est loin d'être idyllique.
Depuis la retombée des premiers et contradictoires enthousiasmes de la population de la partie française de l'île, en 1789, la situation s'était rapidement détériorée.
L'abolition de l'esclavage, tardive et ambiguë (10), en partie contrariée par les efforts de deux groupes coloniaux de pression à Paris, par la Convention, le 4 février 1794, avait rouvert, en effet, un long bail d'anarchie et de violences.
Les Noirs étaient partis à la conquête de leur liberté : une longue suite de massacres et de déchirements ruineux fut l'immédiate conséquence d'une décision louable, assurément, mais dépourvue de toute organisation et de tout encadrement. Après des années de tergiversation, cette décision essentiellement politique et stratégique n'empêchera pas la grande île de sombrer dans les affres d'une longue guerre sociale.
Car, depuis septembre 1793, les Anglais et les Espagnols avaient déjà pu, naturellement, tirer profit de la situation ; ils n'avaient point hésité et avaient su agir rapidement, en occupant un certain nombre de ports, mettant ainsi la main sur le commerce particulièrement rentable de l'île, et contrecarrant d'une manière évidente nos initiatives malhabiles pour restaurer notre prestige dans l'île qui sombrait dans une sorte de guerre civile et » ethnique » autant que de » classe « . Après avoir affronté les Blancs victorieusement, les Mulâtres, commandés par Rigaud (1761-1811) (11) chassèrent les Anglais de Leogane et Tiburon, en 1794, mais leurs succès furent partiels, limités au sud de l'île.
C'est par méfiance vis-à-vis des Mulâtres autant que parce que la situation de ses troupes est particulièrement rude que le général Étienne Laveaux utilisera un homme d'une stature exceptionnelle : le chef noir, affranchi et propriétaire de quelques hectares, François-Dominique Toussaint, dit Toussaint Louverture (1743-1803), homme d'aspect malingre (on le surnommait » Fatras-Bâton » : le contrefait ; il ne mesurait qu'un mètre soixante-trois), mais d'esprit vif qui, en 1791, avait sans doute joué un rôle (quoique celui-ci soit resté assez obscur) dans l'insurrection noire, débutée dans les plaines du Nord puis ralliée aux Espagnols jusqu'en 1794 ; en trois mois, il saura libérer la province du Nord, luttera contre les Anglais dans la zone de Port-au-Prince et fera même des incursions dans les territoires espagnols. Rigaud tient encore solidement le Sud.
Toussaint Louverture prend, dans le reste de l'île, de plus en plus de poids, se débarrassant d'un certain nombre de chefs noirs. Mais les Anglais tiennent encore de fortes positions. C'est au milieu de 1797, après avoir neutralisé brillamment les efforts maladroits des commissaires du Directoire, que Louverture entrera en négociations avec les Britanniques pour obtenir leur départ. Seul maître de l'île, en 1800, il édicte un règlement général des cultures, réorganisant l'économie de Saint-Domingue, en s'appuyant sur des émigrés autorisés à rentrer pour assurer la gestion de leurs plantations. En mai 1801, l'autonomie théorique de l'île fait un grand pas grâce à la rédaction d'une constitution par une assemblée de dix membres. Toussaint Louverture ayant ainsi précisé son projet politique est appuyé par deux lieutenants principaux : Dessalines et Christophe, et par une armée de près de quarante mille hommes : il unifie l'île sous son autorité et occupe le restant des possessions espagnoles de Saint-Domingue.
Peut-être convient-il de préciser davantage l'organisation économique et politique mise en place par Toussaint Louverture ?
Rallié à nous en mai 1794, et reconnu par la France dans un premier temps, utilisé du reste par les autorités de la République comme un instrument essentiel dans sa politique de division du » groupe des gens de couleur « , Toussaint Louverture est un homme de paradoxes. Mais doué d'une vive intelligence, il a donc tenté d'abord de rétablir l'économie de l'île, que la lutte menée contre les Espagnols, les Anglais, et contre les propriétaires des plantations (parmi lesquels le père de John-James Audubon dont nous reparlerons) et les Mulâtres de Rigaud, avait gravement compromise.
Louverture obligera ainsi les anciens esclaves à revenir travailler, pour une période fixée à cinq années, dans les plantations qu'il restitue aux propriétaires blancs qui reviennent dans l'île. Cela sous certaines conditions que l'on peut résumer ainsi : le bénéfice de l'exploitation d'une partie des terres.
Mais peu à peu, entre 1797 et 1801, le » Bonaparte des Caraïbes « , le » Premier des Noirs » ainsi qu'il se qualifie face à Bonaparte, » le Premier des Blancs « , ne rêve que d'indépendance pure et simple, de chasser les Français. Ses positions politiques et ses méthodes se radicalisent au point qu'il n'est pas exagéré de parler d'une dictature, au sens romain, de Toussaint Louverture. Promu gouverneur général à vie, il s'octroie le droit de désigner son successeur éventuel. Il organise l'île en six départements ; et Les Gonaïves est érigée en capitale ; pour apaiser les tensions, autant que par piété personnelle, Toussaint Louverture favorise le culte catholique contre le vaudou.
La réaction " coup de poing " de Bonaparte (1801-1805)
Entre temps, Bonaparte, soulagé quant à l'Atlantique et aux Anglais, peut frapper un grand coup. Il le fera sans doute plus vite qu'il ne le souhaitait.
Pressé par son entourage, ses ministres et les colons encore puissants à Paris, il décide de reprendre la situation en main. Mais il voit plus loin, plus grand qu'eux.
Les troupes françaises débarquent à Saint-Domingue en février 1802. L'objectif est ensuite, sous les ordres civils du préfet de Laussat et le commandement militaire du général Victor, remplaçant Bernadotte, d'orchestrer une véritable opération de reconquête en Louisiane. C'est la fameuse expédition de Flessingue, dont le véritable objet est de cingler vers La Nouvelle-Orléans. Saint Domingue a donc été la tête de pont d'un véritable projet de reconstitution de l'Empire français d'Amérique. Un premier échelon fondamental.
L'ampleur des moyens déployés à Saint-Domingue, ainsi que l'abbé Garnier dans son pertinent ouvrage Bonaparte et la Louisiane, l'a montré, prouve qu'à l'été et l'automne de 1802, les projets américains de Bonaparte étaient expansionnistes et obéissaient à un vaste effort colonial. D'un point de vue militaire au moins, l'affaire de Saint-Domingue n'aurait donc pas été aussi hâtivement préparée qu'on a coutume de le penser.
Mais l'on n'avait pas prévu l'échec.
L'expédition Victor, minutieusement préparée et dont le corps expéditionnaire Leclerc représentait les premières forces concrètes, n'aura jamais lieu, bien qu'en 1803 elle soit encore activement préparée par le préfet de Louisiane, Pierre-Clément de Laussat (mort en 1835, après une belle carrière de préfet colonial).
Les troupes expédiées à Saint-Domingue (12), fortes de près de 25 000 hommes, auxquelles il faut ajouter une soixantaine de navires de guerre, semblent avoir été choisies d'une façon tout à fait déterminée dans les effectifs des armées françaises du Nord et du Rhin : pour leur ténacité dans la lutte.
Peut-être faut-il y voir aussi l'une des raisons de notre échec final, dû essentiellement à une ravageuse épidémie de fièvre jaune, peu connue sur les rives du Rhin… Les troupes doivent faire face à une guerre de guérilla, d'embuscades et d'incendies. Une trêve, en mai, permet à Toussaint, fortement harcelé tout de même, de souffler. Il fait sa soumission, et se retire sur ses terres (13). Arrêté par ruse, il sera déporté en France où il mourra, en 1803.
Sa mort ne causera aucune agitation dans l'île, il est vrai que les chefs de Saint-Domingue seront occupés à se disputer le pouvoir. Son rôle ne sera célébré en Haïti que bien des années plus tard. Cependant, à la date où Leclerc, beau-frère de Bonaparte, obtient la reddition des chefs de la rébellion noire, on peut croire que tout sourit aux projets ambitieux du Premier consul : Saint-Domingue est reconquise, la Louisiane ne va pas tarder à revenir dans l'escarcelle de la France.
Les Anglais, de leur côté, assurent leur redéploiement en Méditerranée d'abord, et en Atlantique, une fois rompue la » fausse paix » d'Amiens, pour rendre définitif ce renoncement de Bonaparte au » rêve oriental » et à tout projet menaçant leur situation.
À Saint-Domingue, et cela devait donc, par voie de conséquence, avoir un grave effet en Louisiane, avec la rupture de la paix d'Amiens, en 1803, les Français qui avaient pu se maintenir, malgré l'épidémie, seront pris au piège, bloqués dans les ports de l'île par la flotte anglaise ; comme nous l'avons dit, la fièvre jaune tuera 15 000 ou même, selon les sources, jusqu'à 19 000 de nos soldats. L'expédition sur Saint-Domingue se solde donc par un échec dramatique dont le chef lui-même, le général Leclerc, mourra, le 2 novembre 1802, sans avoir pu saisir tous les meneurs noirs ni avoir pu rétablir l'Exclusif. Son remplacement par Rochambeau ne permettra pas aux Français de se maintenir. En effet, le nouveau chef du corps expéditionnaire fera sa reddition dès la reprise des hostilités avec les Anglais… La rupture entre Saint-Domingue, dont l'indépendance sera proclamée le 29 novembre 1803 – et l'île reprendra son ancien nom indien d'Haïti – et la France sera définitivement consommée le 20 avril 1805…
Après le départ des Français, Dessalines se proclamera rapidement souverain de l'île sous le nom de Jacques Ier. Une page étonnante de l'histoire coloniale française était tournée…
Du reste, les guerres intestines et la maladie décimèrent la population blanche de l'île aux neuf dixièmes.
À de nombreuses reprises, à Sainte-Hélène, Napoléon considérera que, sous l'influence de Joséphine, la manière dont il avait traité le problème de Saint-Domingue, avait été sa plus lourde faute d'administration ; il était alors convaincu qu'il aurait fallu s'entendre avec Toussaint Louverture, car il estimait l'homme, même s'il ajoutait que le caractère de ce dernier n'était pas aussi enthousiasmant que l'on avait pu le dire en son temps.
Une autre expédition sera bien projetée, mais sans être jamais entreprise.
Le Premier consul tranche : sort final de la Louisiane
À partir de cette nouvelle situation, le projet de Bonaparte concernant le développement de la Louisiane apparaît nettement irréaliste.
Le représentant de la France à Washington, un nommé M. Pichon (14), ne pouvant fournir de renseignements aux Américains, Livingston est dépêché par le secrétaire d'État Madison et par le président Jefferson à Paris ; il y arrive en novembre 1801 et entreprend d'obtenir des précisions et des garanties de la part des Français. Barbé de Marbois, Joseph Bonaparte et Talleyrand restent dans le vague. Talleyrand va même, en haussant les épaules, jusqu'à nier l'existence du traité entre la France et l'Espagne.
Mais la réputation de Talleyrand s'était dégradée quelque peu avec l'affaire » W.X.Y.Z. » qui, en 1797, avait su choquer l'austère Amérique : les premières tentatives de négociations concernant le règlement des contentieux maritimes. Les Français consultés, de l'entourage de Talleyrand, avaient, avant toute démarche, fait valoir aux Américains qu'il fallait offrir au Directoire 50 000 livres au moins et pour Talleyrand lui-même des » douceurs » sonnantes et trébuchantes. La délégation américaine était rentrée écoeurée et bredouille (15)… En mars 1802 (le 27 mars, ou 6 germinal an X), la paix d'Amiens avait mis, temporairement, fin aux hostilités avec l'Angleterre, suscitant une certaine inquiétude Outre-Atlantique (et l'on pensait et chantait : » Boney a les mains libres ! « ). Il fallait donc pour les Américains agir rapidement.
En effet, Bonaparte, conformément aux dispositions prises avec l'Espagne a annoncé sa décision formelle et impérative de reprendre, sans tarder davantage, possession de la Louisiane. Le Premier consul ne se fait pas vraiment d'illusions sur la durée de la paix avec la couronne britannique ( mais il semblera tout de même surpris de la rapidité du retournement anglais : plus tard il dira : » Au moment de la Paix d'Amiens, j'ai sincèrement cru que les destins de la France, celui de l'Europe et le mien étaient assurés « ).
Toutefois, en ce qui concerne la paix d'Amiens, il est nécessaire d'ajouter que l'opinion publique crut également et sincèrement aussi, en France comme en Angleterre, à une paix durable, comparable, au niveau de la politique étrangère, au récent Concordat avec Rome qui assurait la paix religieuse et civile. La correspondance du diplomate Otto, ministre plénipotentiaire de France à Londres, adressée à Talleyrand (que la France vient d'acquérir par préemption, et que nous n'avons pu consulter encore) montrera sans doute, comme d'autres sources le permettent depuis longtemps, que les négociations furent ardues, et qu'en un sens, le mot célèbre de Bonaparte sur le traité de Lunéville est franchement justifié : » L'Europe sait tout ce que le Ministère britannique avait tenté pour faire échouer les négociations de Lunéville » (message du 13 février 1801, au Sénat, au Corps législatif et au Tribunat). La paix mettait, il est vrai, un terme à dix ans de guerres révolutionnaires. Pour la première fois depuis 1789, la France était stable (16).
Mais Bonaparte sait très bien que sans une présence suffisante de nos forces dans les Caraïbes, sans débouchés économiques vraiment solides, et sans nulle garantie dans l'Atlantique (tant pour ce qui concerne l'Angleterre que l'Espagne), la Louisiane française ne peut devenir l'instrument d'une grande politique sans y sacrifier des moyens dont la France ne peut se priver pour elle-même ; du reste, le Premier consul a rapidement compris également que jamais les États-Unis ne laisseraient l'Angleterre tenter une politique d'expansion à leur désavantage, en Louisiane comme en Floride, à partir du moment, bien entendu, où la Louisiane serait devenue une terre américaine.
Et Jefferson voit clair lorsqu'il déplore de devoir se jeter dans les bras de l'ancienne maîtresse des Treize colonies : cela reviendrait à mettre à bas vingt années d'indépendance américaine…
Le jeu de Jefferson est net.
Pour Bonaparte désormais la question de Louisiane revient à ceci : empêcher les Anglais, et donc l'ennemi le plus acharné de la France, de forcer la main aux Américains ; il importe de » couper l'herbe sous le pied » de l'Angleterre. Le rêve cède devant le pragmatisme…
De son côté, le président Jefferson (qui comptait jusqu'alors au moins obtenir des Français le maintien des privilèges de commerce de son pays en Louisiane, tel que celui de la libre navigation sur le grand fleuve, accordé aux Américains par l'Espagne), envisage de procéder, et cela Bonaparte ne l'ignore pas, par l'intermédiaire du futur président James Monroe, à l'achat de la Louisiane, et d'abord à celui de l'île d'Orléans.
Finalement, Monroe part pour Paris en mars 1803, avec pour mission d'offrir au gouvernement français soit 10 millions de dollars pour acheter La Nouvelle-Orléans et le rivage gauche du Mississippi en son entier, soit 7,5 millions pour la ville seule.
Lui est donnée aussi la possibilité, en dernier recours, de négocier en secret avec l'Angleterre.
Pour mener les négociations, Bonaparte s'appuie sur un solide diplomate, François, ci-devant marquis de Barbé de Marbois (1745-1837), qui avait fait, entre autres postes diplomatiques depuis 1769, une large part de sa carrière aux États-Unis, comme secrétaire de légation puis chargé d'affaires à Philadelphie, dès 1779 (c'est donc un vétéran de la diplomatie de Louis XVI et il avait toujours suivi de très près la situation américaine, depuis que Vergennes lui avait confié le soin d'organiser l'ensemble des consulats français aux États-Unis) (17).
C'est sans nul doute Barbé de Marbois, donnant le détail de l'entrevue et des entretiens dans l'ouvrage qu'il consacrera à la cession, publié en 1829 (voir note n° 23), qui achève de convaincre Bonaparte de renoncer, faute de moyens, à son rêve louisianais et caraïbe…
La Louisiane redevient ce qu'elle était depuis quarante ans : une monnaie d'échange.
Au diplomate et à Decrès, ministre de la Marine, Bonaparte expliquera, le 10 avril 1803, au cours d'une réunion à Saint-Cloud, qu'il n'entend pas laisser la Louisiane à portée des canons des Anglais et que la bonne solution est donc de rendre possible une cession de celle-ci aux Américains.
En cas de guerre, qu'il sait inévitable et sans doute imminente, avec l'Angleterre, le Premier consul est sûr de la perte de la colonie ; et il fait le pari de la meilleure utilité pour la France d'avoir une base arrière favorable, mais une base devenue américaine.
Les forces anglaises dans l'Atlantique sont devenues, en effet, trop importantes pour assurer à la France une bonne conservation, une défense solide de la Louisiane, et même des liaisons valables avec elle. La carte américaine est donc une carte forcée : solution pragmatique et irrémédiable.
Decrès rechigne, et veut croire, surtout, en la viabilité et en la rentabilité d'une aussi splendide colonie.
Dès le lendemain, Barbé de Marbois agira donc de concert avec le ministre des Relations extérieures, l'inévitable Talleyrand qui, du reste, fait la navette entre les Espagnols et les Américains. Il faut aller très vite et, si la chose est possible, agir avant l'arrivée proche de Monroe à Paris, car l'on se méfie de ses exigences et de son habileté…
Arrivé à Paris le 12 avril 1803 (nommé pour les négociations par Jefferson dès le 12 janvier de la même année), muni de consignes strictes, ce dernier jouera cependant avec Talleyrand et Barbé de Marbois un grand rôle dans les ultimes négociations.
Vingt jours après l'entrevue de Saint-Cloud, un accord est conclu avec les États-Unis : pour quatre-vingts millions de francs, somme d'importance tout de même, mais non pas si énorme que cela cependant puisqu'il s'agit du prix d'un continent (18), ceux-ci deviendront les maîtres légitimes de la Louisiane française… L'accord sera finalisé et signé le 8 mai 1803. En voici l'essentiel :
La colonie ou Province de Louisiane est cédée » à toujours et en pleine souveraineté » aux États-Unis d'Amérique ; les habitants (19) seront incorporés le plus vite possible à un État de l'Union ; après une période de douze années de faveurs commerciales et portuaires pour la France et l'Espagne, les navires français » seront traités à l'avenir et pour toujours sur le pied de la nation la plus favorisée « .
Un peu plus d'un mois plus tôt, le préfet français, M. de Laussat, avait repris possession de la Louisiane au nom de la France ; l'accueil de la population avait été particulièrement fervent… mais le retour sous l'autorité française restait théorique.
Car le gouverneur espagnol de la Louisiane faisait la sourde oreille. Après de bonnes relations entre les deux nations, des incidents étaient survenus au cours de l'été, en particulier pour des questions de prérogatives du préfet en matière judiciaire…
La passation effective des pouvoirs de l'Espagne à la France ne se fera que le 30 novembre 1803.
Mais Laussat, isolé, sans nouvelles suffisantes de France, veut surtout tenir au courant son gouvernement, via une série de lettres à Decrès, en particulier des réactions américaines à la rétrocession de la Louisiane à la France par l'Espagne : le 10 juin 1803, il rend compte d'un entretien qu'il avait eu au printemps, avec le général Dayton, membre du Sénat et ancien speaker de la Chambre :
» (…) À la suite de quelques réflexions vagues sur les contrées qu'arrose le Mississippi, le Général Dayton m'a parlé brusquement des sentiments de répugnance avec lesquels les Anglo-Américains nous voyaient y remettre les pieds et il m'a sur-le-champ fait les quatre observations qui suivent :
1) Les Anglo-Américains considèrent avec peine que la France et les États-Unis qui n'avaient que des raisons de vivre en paix et en amitié vont (…) avoir mille intérêts mêlés d'où naîtront journellement des sujets plus ou moins sérieux de querelle.
2) Ils appréhendent le génie ambitieux et entreprenant de notre gouvernement et de notre nation.
3) Ils craignent les approches dangereuses de cette foule d'hommes, inquiets, turbulents, qui n'ont rien à perdre et tout à gagner, dont on dit que le gouvernement français a le projet de débarrasser son sol d'Europe en les transportant en Amérique.
4) Ils ont surtout la frayeur que par suite d'événements, nous cherchions à fomenter des germes de discorde dans les États de l'Ouest, à y faire naître des idées de séparation d'avec les États de l'Est et à travailler d'autre part sourdement les Indiens, en un mot à leur susciter des affaires et des ennemis « .
La réplique de Laussat est celle d'un homme d'expérience :
» Est-ce notre faute si les liens entre vos États de l'Ouest et vos États de l'Est sont contre nature ? […] Cette scission de vos États de l'Ouest et leur adhésion à la Louisiane affaiblirait sensiblement l'union de la Louisiane, elle-même, à la France. Il n'est donc pas de notre intérêt de la provoquer. […] À la place de ces intrigues malveillantes et tracassières, nous avons pour mission de ne cesser de nourrir la meilleure intelligence entre nous et les États-Unis et de nous occuper uniquement de rendre la Louisiane […] prospère et florissante. » (ANF : C13 A 52 : 132-133) (20).
Mais il est vrai que, pour ce qui concernait la Louisiane, les dangers ne manquèrent pas : ils vinrent des manoeuvres de certains Américains influents (21). De telles manoeuvres existeront aussi pour l'achat par les USA de la Floride grâce au général Jackson ; ou, d'une manière différente, pour les tentatives un peu plus tardives de créer la République du Texas, puis en Californie ou pour acheter l'Alaska : l'agrandissement des États-Unis est une histoire pleine de coups de mains, d'aventuriers risque-tout ou de coups de poker diplomatiques.
Vers l’organisation américaine des territoires " louisianais "
Après quarante ans de séparation forcée, la Louisiane redevenait française : mais pour une poignée de jours seulement…
Dès le 18 décembre 1803, en effet, les troupes américaines sous les ordres du général Wilkinson, se présentaient sous les murs de la Nouvelle-Orléans. Le 20, le préfet de Laussat, après avoir su mener une politique fort active malgré sa brièveté, quittait définitivement son poste ; il restait jusqu'au printemps 1804 auprès de ses anciens compatriotes, comme agent officieux de son gouvernement. Il quitta les Louisianais avec la nostalgie au coeur et en affirmant que la France ne les abandonnait pas, et qu'ils verraient sous peu se resserrer les liens entre les deux républiques.
Or les États-Unis allaient rapidement imposer aux Louisianais la langue anglaise ; et la Louisiane se trouverait coupée en deux, provisoirement. Elle serait organisée comme il suit (décision du Congrès du 26 mars 1804) :
o Un territoire louisianais, d'abord nommé strictement district de Louisiane et étendu au nord du 33e parallèle, géré par le gouverneur du Territoire de l'Indiana. Devenu un gouvernement autonome, avec pour capitale Saint-Louis, le Territoire de Louisiane, peuplé de dix mille habitants, dont 1 200 esclaves, était organisé selon les principes de la Grande Ordonnance de 1787, qui comptait trois catégories progressives de gouvernement. Le Territoire de Louisiane ne devait se contenter que de la première catégorie, fondée sur un certain arbitraire : le président des États-Unis nommait à la tête du territoire un gouverneur (le premier fut William C.C. Claiborne) (22), un secrétaire et trois juges qui avaient pour tâche de faire respecter les lois et de contrôler la milice. Il n'était pourvu d'aucune institution locale ni de pouvoirs législatifs ou représentatifs au niveau fédéral.
o Le Territoire d'Orléans, au sud du district de Louisiane, avec la Nouvelle-Orléans pour capitale (son gouverneur fut le général Wilkinson). En 1808, sa population s'était accrue de 14 000 habitants, dont de nombreux Français émigrés des Antilles révoltées (beaucoup s'étaient installés à La Havane ou encore à la Jamaïque, d'autres avaient rejoint la France, la Bretagne, Nantes, le Bordelais…). Ce dernier territoire, qui correspond aux limites de la Louisiane actuelle, deviendra le 18e État de l'Union en 1812, ayant dépassé de beaucoup le chiffre requis de soixante mille habitants, et malgré les protestations des politiciens de Nouvelle-Angleterre qui craignaient que cet État, et les quelques autres qui immanquablement avaient été créés sur le territoire de l'ancienne Louisiane française (dont les éléments restants avaient été regroupés, en 1804, dans le vaste ensemble du Territoire du Missouri) ne finissent par absorber et par dépasser les États du Nord. La question de l'esclavage, théoriquement aboli sur les territoires et les États américains par l'article six de la Grande Ordonnance de 1787, demeurait l'objet de compromis divers et de discussions fédérales interminables au Congrès.
L’ancienne Louisiane française : un destin américain singulier
C'est dans la guerre anglo-américaine de 1812, guerre difficile pour la jeune république, et au cours de laquelle la bataille de la Nouvelle-Orléans devait être une victoire clé des Américains, que l'importance des nouveaux territoires devint claire dans l'esprit de ces derniers : des pionniers y affluèrent, à raison de trente à cinquante chariots par jour.
Ils ne tardèrent pas à y fonder des villes et à y prospérer dans l'agriculture ; avant la guerre de 1812, la population était à une large majorité urbaine et regroupée dans des villes françaises : Saint-Charles, Sainte-Geneviève et Cap Girardeau essentiellement.
L'épreuve de force de 1812 avait été, par ailleurs, une guerre si mal engagée qu'elle avait vu le Président fuir Washington et la capitale fédérale être incendiée par les Anglais (en 1814) ; mais, rapidement aussi, la jeune puissance américaine avait pu remporter quelques succès importants dans des engagements contre la Royal Navy.
Et la bataille de La Nouvelle-Orléans y avait été une victoire américaine cruciale, fondatrice même, dans laquelle le flibustier français Jean Laffite, et ses hommes des bayous et des îles repaires de Barataria, s'étaient illustrés avec panache sous les ordres du général Andrew Jackson, lui aussi futur président des États-Unis.
Par une ironie curieuse de l'Histoire, Laffite, à la fin de sa vie mouvementée, allait financer et soutenir énergiquement la publication et la diffusion d'un ouvrage dont les États-Unis ne soupçonnaient pas la portée et les conséquences sur leur propre destinée… Il s'agit du Manifeste du Communisme, de Marx et Engels ! Mais cela mériterait un article particulier (23).
Par cet achat inespéré des possessions françaises de Louisiane, les États-Unis, pour leur part, doublaient leur superficie ; et, comme l'avait prévu le Premier consul Bonaparte, ils allaient devenir une puissance continentale, capable de rivaliser avec l'Angleterre et de subordonner les ambitions de celle-ci à leurs desseins, eux-mêmes ambitieux, comme allait le démontrer la fameuse doctrine Monroe (1823), édictée par l'ancien gouverneur de Virginie et négociateur de la question franco-américaine de la Louisiane, devenu président à son tour.
En 1804, Napoléon Bonaparte s'adressant au Sénat français, déclarera en substance que les États-Unis, qui devaient déjà à la France leur indépendance, allaient bientôt lui devoir leur puissance et leur grandeur ; il était d'ailleurs convaincu que l'achat de la Louisiane, où les habitants se souviendraient toujours de leur origine française, était la meilleure garantie d'une longue amitié franco-américaine.
Ce calcul devait se révéler exact – après de nouvelles difficultés maritimes (entre 1808 et 1810), à la reprise des hostilités entre la France et la Grande-Bretagne -, puisque c'est à la suite des réticences de l'Angleterre à appliquer aux États-Unis les mêmes avantages commerciaux que ceux que, depuis 1810, la France leur accordait assez libéralement – sans doute avec la pensée de contrarier les Anglais -, que les deux puissances en vinrent en 1812 à la guerre.
Le conflit s'éternisait encore en novembre 1814 (24).
L'abdication de Napoléon, en avril, avait angoissé les USA…
Et, en novembre de cette même année, le gouvernement britannique proposa à Wellington, à la tête de 14 000 hommes aguerris, le commandement en chef outre-Atlantique (à partir du Canada). Il refusa. Est-il possible pour autant de penser que l'issue de la bataille de Waterloo aurait pu en être différente ? Ne nous risquons pas, sinon pour le plaisir, à cette séduisante hypothèse. Le sursaut américain escompté par Napoléon est sans nul doute venu trop tard pour contrarier suffisamment l'assaut définitif de l'Angleterre et des nations d'Europe contre l'Empire.
Mais ce sursaut avait eu lieu cependant, et l'Empereur des Français ne s'était point trompé complètement.
Quant aux sentiments de nos anciens compatriotes, ainsi que le révèle, parmi bien d'autres sources, le journal du grand naturaliste, explorateur, illustrateur et peintre des oiseaux, John James Audubon (1785-1851), on peut en dire ceci : les Louisianais n'éprouvèrent jamais de rancune envers Napoléon qui y eut, après sa mort en 1821, de nombreux admirateurs nostalgiques (25)…
Enfin, les créoles d'origine française apportèrent de très importantes contributions en matière de législation, de travaux d'infrastructures, d'agriculture et d'exploitation minière dans tout le Vieux Sud.
Les Louisianais oublièrent si peu Napoléon qu'aujourd'hui encore, après deux siècles, quatre-vingts pour cent du code civil de l'État de Louisiane est issu mot pour mot du Code Napoléon (26). De tous les États des USA, celui de Louisiane est le seul dont le fonctionnement juridique est fondé sur le droit romain et même strictement français! C'est l'un des héritages tangibles du rêve américain inassouvi de Bonaparte…
La participation puissante des États-Unis aux deux guerres mondiales en est sans doute un autre, tout aussi évident.
Napoléon conscient de faiblesses dans certains de ses plans, et aussi du fait que la partie décisive s'était jouée, sans nul doute, à Trafalgar – bataille qui devait condamner le vieil empire colonial hérité de la monarchie -, en 1805, devait déclarer à Las Cases, à Sainte-Hélène : » Le système colonial que nous avons vu est fini pour nous ; il l'est pour tout le continent de l'Europe ; nous devons y renoncer et nous rabattre désormais sur la libre navigation des mers et sur l'entière liberté d'un échange universel « .